Les Choses humaines Karine Tuil

(Éditions Gallimard 2019)

 

… il serait injuste de détruire la vie d’un garçon intelligent, droit, aimant, un garçon à qui jusqu’à présent tout a réussi, pour vingt minutes d’action.

Jean Farel au procès de son fils

Dans la famille Farel, il y a d’abord et surtout le père. Jean, grande figure médiatique qui, arrivé à 70 ans, se refuse à céder une place qu’il a acquise à la force du poignet, alors qu’il est parti de rien (il fait tout pour durer). La mère, Claire, sa cadette de 27 ans, est une essayiste, héritière du combat féministe de Simone de Beauvoir. Il y a enfin le fils, brillant étudiant (polytechnique puis Stanford) dont la réussite traduit avec éclat l’ascension sociale du père. On pourrait citer aussi le grand-père qui a fait de la prison, la grand-mère Anita, prostituée toxicomane : les deux ont depuis longtemps tragiquement disparu (Anita a été retrouvée morte par Jean âgé alors de neuf ans et l’on découvrira tardivement les circonstances sordides de cette disparition). Quant aux trois frères, seul Léo joue un rôle réel pour son dévouement sans faille à Jean : il est préposé aux basses œuvres.

Deux événements vont faire basculer cet équilibre social, manifestation éclatante d’une réussite exemplaire (Jean s’apprête à recevoir du Président de la république les insignes de Grand Officier de la Légion d’honneur). La décision que vient de prendre Claire de rompre avec son époux pour vivre une histoire d’amour avec un modeste professeur de français, Adam Wisman, juif pratiquant dont la femme s’est tournée vers l’intégrisme religieux. Mais surtout l’accusation de viol portée contre Alexandre par Mila, la fille du compagnon de sa mère, et la mise ne examen qui en découle.

Les Choses humaines, c’est d’abord une construction narrative d’une redoutable efficacité. Tout se joue sur une journée (11 janvier 2016), celle de la remise de la décoration (événement annoncé dès les premières pages du roman). Jean, ce jour-là, reçoit dans son émission à succès le ministre de l’Intérieur, avant de triompher à l’Élysée où il apprend la tentative de suicide  de celle avec qui il entretient depuis plusieurs dizaines d’années une liaison secrète. Et, après la cérémonie, Alexandre participe, en compagnie de Mila, à une soirée étudiante au cours de laquelle il abusera d’elle à la suite d’un pari, tandis que son père séduit une jeune stagiaire qu’il entraîne dans son lit.

Et entre la fin de la première partie (Diffraction) et celle de la deuxième partie (Le territoire de la violence) il se passe deux jours, ceux de la garde à vue d’Alexandre (12 et 13 janvier). Restera, pour la troisième partie (Rapports humains), le temps de la justice et du procès : après une ellipse temporelle correspondant aux deux ans de l’instruction, le lecteur suit les quatre journées du procès (situé en 2018). À partir de ces quelques journées de crise sur lesquels se concentre l’intrigue, des retours en arrière permettent de compléter le récit et de mieux connaître les différents protagonistes.

Le texte utilise, par ailleurs, l’alternance entre trois points de vue, renvoyant aux trois personnages principaux : Jean, Claire et Alexandre. Ce qui crée des hésitations sur leur statut. On a d’abord le sentiment que le héros du roman est Jean (Au centre, Farel brillait  comme un astre.) et l’enjeu de l’intrigue tournerait autour de l’univers des media avec une dimension affirmée de satire sociale : les relations troubles entre presse et pouvoir, le rôle grandissant des réseaux sociaux… Description sans complaisance d’un arriviste sans scrupules donc.

Johnny Farel est la preuve qu’on peut être un grand professionnel, adoré du public, et une merde humaine.

On ne peut s’empêcher de céder au jeu du roman à clefs. Qui est au juste ce Jean Farel ? Un mélange de Michel Drucker, de Patrick Poivre-d’Arvor et de Jean-Jacques Bourdin, sans doute de quelques autres aussi. On croise même fugitivement un animateur passé de mode, à la recherche pathétique de sa gloire passée. Lequel est curieusement ( ?) prénommé Patrick.

Puis, celui qui semblait le moins important (Alexandre, le fils) prend, dans l’intrigue, la première place et c’est d’un viol qu’il est alors question. Le roman explore la machine judiciaire et nous sommes invités à suivre une enquête de police qui débouche sur un procès aux assises. Changement de trajectoire donc, avec d’autres arrière-plans : ceux de l’affaire Weinstein et des mouvements MeToo ou BalanceTonPorc (ou encore Bill Clinton et Dominique Strauss-Kahn). Assombrissement progressif aussi jusqu’à un dernier chapitre d’une terrible noirceur.

On observera simplement que la dernière partie (celle du procès) s’en tient très souvent à une restitution directe des événements, sans recours à un point de vue interne. À la manière d’un reportage pris sur le vif. Ainsi assiste-t-on aux auditions successives avec, en point d’orgue, celle de Jean Farel. Plus nettement encore, les réquisitoires prononcés par l’avocate de la partie civile et par l’avocat général, puis la plaidoirie de l’avocat d’Alexandre donnent le sentiment d’être reproduits intégralement. Ces morceaux de bravoure n’étant interrompus que par de brèves didascalies. Car c’est bien au théâtre que nous sommes et l’écriture, dans cette partie du texte, est très proche de ce que pourrait être celle d’un auteur dramatique. Ce qui crée, à la lecture, une intensité particulière et place le lecteur en position de spectateur. À lui de se faire son opinion, de trancher dans un sens ou un autre.

S’agissant d’une question aussi grave que celle qui est abordée ici, il est intéressant de souligner que les choix narratifs créent une forme de déséquilibre entre l’accusé et la victime, puisque l’on se situe constamment du côté de l’accusé et se ses parents, seuls protagonistes du récit et seuls à bénéficier de la focalisation. Au risque, bien sûr, de sacrifier la victime dont le narrateur ne cherche jamais à restituer l’intériorité. Au risque donc de placer le lecteur du côté du violeur. Notons, tout de même, qu’Alexandre reste celui auquel on s’intéresse le moins dans la première partie, essentiellement centrée sur le couple Jean / Claire et que, tant au moment du viol que du procès, le point de vue d’Alexandre est utilisé de manière extrêmement mesurée : celui-ci garde, finalement, ses zones d’ombre, son mystère. Mila, la victime, reste à l’arrière-plan, comme si elle était vouée à rester en position d’objet, aussi bien dans le rapport social que dans la relation sexuelle. En dehors de son témoignage au procès, l’évocation d’un blog qu’elle a ouvert lui permet, tout de même, de faire entendre sa voix.

Le roman de Karine Tuil se place, au demeurant, dès ses premières lignes, sous le prisme de la puissance destructrice du sexe :

La déflagration extrême, la combustion définitive, c’était le sexe, rien d’autre – fin de la mystification…

Il se veut dévoilement de la réalité de ces choses humaines dont il convient de ne pas être dupe. La description d’une élite sociale, qui vit en vase clos et se nourrit de compromissions, suscite une forme de malaise voire de dégoût. Les Farel et leurs misérables petits tas de secrets en sont les dignes représentants. Si l’auteur laisse au lecteur le soin de juger, il n’en reste pas moins que le bilan apparaît assez accablant au terme d’une lecture qui éveille des échos directs dans le monde qui nous entoure.

Mais on laissera le dernier mot au jury lycéen qui, au moment de la proclamation, a justifié ainsi son choix :

Ce qui a séduit le jury du Goncourt des lycéens dans cet ouvrage, c’est, tout d’abord, la force et la finesse de l’écriture, le thème d’actualité, certes, mais abordé de façon originale, ainsi que la réflexion profonde sur nos agissements et la complexité des choses humaines.

Commentaire écrit par Joël Lesueur