Mille six cents Ventres – Luc Lang
(Stock 1998)
Globalement j’entretiens de bonnes relations avec mon voisinage,
je suis un peu le notable du lotissement avec mon beau jardin,
ma façade ripolinée tous les cinq ans et ma qualification de chef cuisinier de la prison
Un dimanche 1er avril une émeute éclate à la prison de Strangeways. Nous sommes dans le nord de l’Angleterre à Manchester et jouxtant la prison il y a un lotissement dont les maisons ont la vue directe sur la prison. Y réside, en particulier, Henry Blain, le chef cuisinier, soixante ans bientôt. Lequel se trouve réduit par les événements au chômage technique : il profite de l’aubaine (la vue sur la prison…) pour installer un petit commerce à destination des journalistes ou des simples badauds. Le spectacle des prisonniers mutins est proposé pour dix ou vingt livres selon l’identité des clients.
Mais Henry a aussi un passé que l’on découvrira peu à peu et qui réserve au lecteur quelques surprises.
Roman à la première personne, Mille six cents ventres nous propose de suivre les étapes de la mutinerie à travers le regard de Henry. Regard directement intéressé (à tous les sens du terme, puisqu’il est mis en cause par les mutins et que, par ailleurs, il tire profit de la situation), mais, pour autant, un brin distancié. On est en Angleterre et l’humour (so british…) est omniprésent. Ce sont peut-être les pires horreurs qui se déroulent mais il ne faut pas oublier que l’on a affaire à un spectacle fort bien réglé. Une sorte de son et lumières avec chevauchée des Walkyries, comme dans Apocalypse now.
Et puis, dans son domaine (celui de la cuisine) Henry est un véritable artiste qui a exercé ses talents autrefois dans la marine marchande et aujourd’hui à la prison de Strangeways :
… si je sers aux taulards des choses qui portent à peine le nom de nourriture, je le fais avec goût, moi, je joue des estomacs et des intestins comme des grandes orgues de la cathédrale Saint-Paul ! Que dis-je, c’est un orchestre symphonique que je dirige, je suis le maestro de tous les trous du cul de ma petite ville !
Chef cuisinier aux talents fort variés, Henry a également une sexualité pour le moins débridée. Ce qui nous vaut quelques scènes torrides avec Louise, une cinquantenaire qui se découvre des appétits difficiles à assouvir et des penchants pervers auxquels on ne s’attendrait pas forcément. Il y a enfin la passion qu’il voue à Shakespeare dont il possède l’œuvre complète dans plusieurs éditions anciennes. Des pièces de Shakespeare (en particulier Hamlet et Macbeth) sont, d’ailleurs, à plusieurs reprises citées – ce qui invite à une autre lecture de l’épisode évoqué : qu’en est-il au juste du rapport entre la Justice et la Loi ?
On a compris que l’on rit beaucoup (mais pas seulement) à la lecture du texte de Luc Lang. À partir d’un contexte bien réel et qui aurait pu appeler un tout autre traitement. L’émeute à la prison de Strangeways n’est pas une invention d’écrivain. Elle a bien eu lieu, a débuté le dimanche 1er avril 1990 et a duré vingt-cinq jours. On est alors dans les derniers mois du gouvernement de Margaret Thatcher.
Et le récit respecte cette chronologie : il s’étend sur trois semaines entre le déclenchement de la mutinerie et le moment où l’on sent que la révolte touche à sa fin (le mardi 24 avril). Une durée resserrée qui entraîne une tension dramatique notable. Tension que les quelques plongées dans le passé du narrateur (les autres femmes de sa vie, sa carrière dans la marine marchande) ne font que renforcer.
Réalisme et imagination se mêlent étroitement pour créer un univers aux couleurs étonnantes. Satire et critique sociale sont bien présentes : malversations des responsables de la prison, traitement médiatique jouant sur la recherche du sensationnel, curiosité un brin malsaine de toutes les couches de la société… Henry, narrateur et personnage central, laisse libre cours à sa verve : avec lui on est toujours aux premières loges.
Mille six cent Ventres fait partie de ces choix étonnants des lycéens. Ces derniers ont su récompenser un texte à la facture déroutante, un roman qui ne ressemble à aucun autre. Férocement drôle et délicieusement immoral. On ne peut que saluer un tel choix qui marque une volonté de sortir des sentiers battus. Les personnages sont fortement caractérisés et la qualité de l’écriture, qui joue sur tous les registres, frappe le lecteur, avec des images d’une grande richesse, parfois déroutantes :
Ça gargouille, ça rote, ça pète, ça pétarade à l’échelle de 1600 détenus enfermés dans un même lieu. L’air résonne à Strangeways de millions de pets brefs, longs, graves, aigus, simples, en mitraille, secs, liquides, c’est une canonnade de tous calibres, c’est la guerre…
Henry est un artiste et sa voix en atteste largement.
Si le récit est riche en péripéties, si l’on est en droit d’être sensible à ce flux qui nous emporte, à cette dimension de fantaisie qui se déploie au fil des pages, on ne saurait réduire l’ensemble à un simple exercice de style à la verve éblouissante. C’est aussi une fable à la signification plus profonde qui nous est proposée. Une fable aux résonances forcément shakespeariennes. Entre ceux qui sont du bon côté des barreaux et ceux qui sont du mauvais côtés il n’est pas toujours évident de déterminer quels sont les plus coupables.
Mille six cents Ventres est donc une œuvre forte et décapante. Le texte autorise plusieurs niveaux de lecture. Farce moderne, thriller aux multiples rebondissements, satire sociale, dénonciation de l’univers du spectacle, conte philosophique : il y a de tout cela dans ce roman. Tant mieux pour le lecteur qui y trouvera très largement son compte.
Commentaire écrit par Joël Lesueur