Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants – Mathias Énard
(Actes Sud 2010)
Parle-leur de tout ça, et ils (les hommes) t’aimeront. ; ils feront de toi l’égal d’un dieu.
Mais toi tu sauras, puisque tu es ici tout contre moi, toi le Franc malodorant que le hasard a amené sous mes mains,
tu sauras que tout cela n’est qu’un voile parfumé cachant l’éternelle douleur de la nuit.
Michel-Ange a fui Rome et la mauvaise volonté du pape Jules II. De retour à Florence, il décide de répondre à l’invitation du sultan Bajazet. Celui-ci veut construire un pont sur le Bosphore et, après avoir rejeté les propositions de Leonard de Vinci, il se tourne vers le sculpteur de trente et un ans, cadet de vingt ans de Leonard de Vinci. Michel-Ange débarque donc clandestinement (il redoute la colère de Jules II s’il en était informé) à Constantinople le 13 mai 1506. Il découvre tout à la fois la ville, au carrefour de l’orient et de l’occident, mais aussi une créature fascinante (chanteuse ou chanteur ? danseuse ou danseur ?) dont il s’éprend. Il explore la ville et ses deux rives en compagnie du poète Mesihi, originaire de Pristina, et travaille au projet de pont.
Le récit est rythmé par les rencontres successives avec la danseuse (danseur ?). Elles sont au nombre de trois : chez le grand vizir, au tout début, lors d’une soirée dans une taverne, de l’autre côté de la Corne d’Or, le 30 mai et enfin lors d’une fête organisée par son logeur Maringhi, un Florentin, à la saint Jean le 24 juin. Cette fête de la saint Jean où tout se dénoue dans une confusion extrême.
D’un côté il y a cette danseuse (danseur ?) au charme vénéneux que Michel-Ange poursuit fiévreusement et, de l’autre, Mesihi qui brûle d’une passion secrète pour le sculpteur.
Le texte fait alterner le récit proprement dit à la troisième personne qui évoque ce mois et demi passé à Istanbul/Constantinople et de courts passages lyriques où l’on entend la voix de la danseuse (danseur ?) qui s’adresse directement à Michel-Ange :
Prends un peu de ma beauté, du parfum de ma peau. On te l’offre. Ce ne sera ni une trahison, ni un serment ; ni une défaite, ni une victoire.
Juste deux mains s’emprisonnant, comme des lèvres se pressent sans s’unir jamais.
Mathias Énard mêle subtilement réalité et rêverie romanesque, puisqu’il s’appuie sur un point de départ authentique : le sultan Bajazet a bien sollicité Leonard de Vinci puis, semble-t-il, Michel-Ange pour concevoir un pont enjambant le Bosphore. Et Michel-Ange, lassé difficulté rencontrées auprès du pape Jules II a bien fui Rome le 17 avril 1506 (sous la menace il devra finalement lui faire allégeance en novembre suivant). Mais ce qui lui est arrivé après cette fuite de Rome est, bien sûr, plus incertain. Occasion pour l’imagination du poète de se donner libre cours. Aussi sera-t-on tenté de faire la part entre ce qui est plus ou moins avéré (l’existence d’un poète nommé Mesihi de Pristina) et ce qui appartient à la fiction (l’être androgyne qui est au cœur de l’intrigue). Mais est-ce vraiment indispensable, tant l’on a envie de croire à la réalité de ce voyage d’un sculpteur de trente ans qui n’a pas encore peint le plafond de la chapelle Sixtine ni participé à la construction du dôme de la basilique Saint Pierre. Voyage au cours duquel précisément s’ébauchent les œuvres à venir.
Parle-leur de batailles de rois et d’éléphants est un texte fascinant dont on ne saurait épuiser la richesse : roman historique, roman poétique, réflexion esthétique, récit d’amours impossibles… On trouve ici tout ce qui caractérise l’univers de Mathias Énard. À commencer par ces liens qu’il cherche à établir entre l’occident et l’orient qu’il connaît si intimement. Comment mieux traduire la puissance de ce lien qu’à travers l’idée de ce pont qui réunirait les deux rives de la ville qui est à cheval sur l’Europe et l’Asie. Constantinople devenue Istanbul est bien le creuset où se côtoient musulmans, chrétiens et juifs. Ces musulmans qui, comme c’est le cas pour la danseuse (danseur ?) ont été chassés d’Andalousie. Et Sainte Sophie, basilique chrétienne devenue mosquée, est le lieu par excellence de ce syncrétisme auquel Énard est si attaché. Sainte Sophie qui va être pour Michel-Ange la source du dôme de Saint Pierre.
C’est un univers onirique (la danseuse (danseur ?) est un être nocturne) que met en place le romancier dans ces blancs de l’Histoire qu’il se plaît à investir pour nous introduire dans l’intériorité d’un génie de la Renaissance italienne. Un Michel-Ange dont on découvre la violence, les sautes d’humeur, la rivalité qui l’oppose à Leonard de Vinci et Raphaël. Un Michel-Ange aussi qui se heurte au pouvoir politique : celui du pape Jules II puis celui du sultan Bajazet. Image de l’artiste obligé de composer avec les autorités.
Laurent Gaudé et Mathias Énard sont les deux écrivains qui ont été d’abord couronnés par les lycéens avant de l’être par les Académiciens Goncourt. Les lycéens peuvent en éprouver quelque fierté. Car dans les deux cas ils ont montré la voie à un moment où ces auteurs étaient encore au début de leur carrière. Ils ont fait preuve d’un grand discernement tant les deux textes concernés constituent des réussites à tous égards remarquables. Parle leur… comprend bien des éléments qui se déploieront quelques années plus tard dans Boussole et la parenté entre les deux œuvres est très étroite. Parenté dans les thèmes comme dans l’écriture. Disons simplement, à l’usage de celui qui souhaiterait découvrir Énard qui de Zone à Boussole a su tracer un sillon particulièrement fécond, que le premier des deux romans, ne serait-ce que par sa dimension et la démarche qu’il propose, est plus directement accessible.
Parle leur de batailles, de rois et d’éléphants offre donc le regard précieux d’un poète sur un sculpteur et peintre de génie dont on n’oubliera pas qu’il a aussi été poète. Mathias Énard donne vie à Michel-Ange à travers un épisode dont la réalité est incertaine – ce qui lui donne une large liberté d’invention : on découvre son rapport au monde, les passions dont il est habité, ses exigences de créateur avec une acuité singulière. Et l’on notera, pour l’anecdote, que, la même année, figurait dans la même sélection Goncourt le magnifique Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal. Heureuse coïncidence, quoi qu’il en soit.
Commentaire écrit par Joël Lesueur