D’après une Histoire vraie – Delphine de Vigan
(Jean-Claude Lattès 2015)
Si tu ne saisis pas le petit grain de folie chez quelqu’un, tu ne peux pas l’aimer. Si tu ne saisis pas son point de démence, tu passes à côté. Le point de démence de quelqu’un, c’est la source de son charme.
Delphine dont l’œuvre hésite entre autobiographie et fiction vient de publier une œuvre qui rencontre une très large audience. Elle se trouve au moment où elle s’apprête à s’engager sur un nouveau projet, mais, fragilisée, elle rencontre L. qui va exercer pendant deux ans une emprise de plus en plus forte sur elle. Et c’est au terme de ce parcours qu’elle cherche à fixer par l’écriture ce qui s’est réellement passé.
L. avançait à pas de velours, elle avait tout son temps. (…)
Encore aujourd’hui il m’est difficile d’expliquer comment cette relation s’est développée si rapidement et de quelle manière L. a pu, en l’espace de quelques mois, occuper une telle place dans ma vie.
C’est ce regard rétrospectif, maintenant qu’elle est libérée, que nous propose la narratrice. Volonté de comprendre, de faire partager une expérience dont on perçoit d’emblée qu’elle a été traumatisante. Et l’écriture est là, précisément, pour combler ce gouffre qui s’est creusé au cours de ces deux années. Entreprise d’autant plus périlleuse que, justement, passé les premières semaines où elle a pu prendre des notes sur les conversations avec L., elle a été, pendant toute cette période, dans l’incapacité d’écrire quoi que ce soit. Reste donc ce travail de patiente reconstruction auquel le lecteur est invité.
Dès le départ, les indices reliant la narratrice et l’écrivain se multiplient. Même prénom (Delphine), même situation personnelle (chacun identifiera facilement celui qui est désigné par le prénom de François). L’œuvre que la narratrice vient de publier et dont elle assure la promotion ressemble trait pour trait à Rien ne s’oppose à la nuit (mais le titre n’est pas donné. Par contre est cité le titre du texte de Nathalie, celle qui est à l’origine de la rencontre avec L. : Nous étions des êtres vivants. Nathalie, c’est donc Nathalie Kuperman, très proche de Delphine de Vigan. D’autres indices de même nature apparaissent ultérieurement : Agnès Desarthe et Nathalie Azoulai, par exemple, sont évoquées avec leur identité complète quand Delphine se souvient de son année de khâgne. L. se glisse alors dans cet univers passé lors d’une scène au Bon Marché. Avec, tout de même, une zone de flou puisqu’elle ne figure pas sur la photo de classe et que Delphine a oublié qu’elles étaient alors dans la même classe. Plus loin on découvre que L est en concurrence avec Lionel Duroy pour mettre en forme les confidences de Gérard Depardieu (et l’on sait que Lionel Duroy a bien été associé à cet acteur pour l’écriture de Ça s’est fait comme ça, publié en 2014). Tout cela traduit un souci extrême d’ancrer la narration dans la réalité vécue de Delphine de Vigan. Au point de nous faire inévitablement penser que l’on est en présence d’une histoire vraie et que L. cache une Laure ou une Lucie réelle. Les frontières entre le réel et l’invention littéraire se trouvent profondément brouillées.
Parallèlement, l’histoire de L. va se trouver largement contaminée par des emprunts à la fiction. Une fiction clairement assumée comme telle, dans la mesure où il s’agit de récits romanesques. L’aspect le plus troublant étant, bien sûr, tout ce qui est emprunté à Stephen King, plus particulièrement à Misery, L. reprenant le rôle d’Annie et Delphine celui de l’écrivain. La troisième partie joue très clairement avec le roman de Stephen King, le point de départ (l’accident aboutissant à une fracture du pied de Delhine) constituant une euphémisation de ce qui arrive au héros de Misery.
C’est cette tension poussée à l’extrême entre autobiographie et fiction qui fait l’intérêt de D’après une histoire vraie. D’autant que cette tension est au cœur même de l’ensemble de l’œuvre de Delphine de Vigan. Jours sans faim, le premier texte publié revenait sur son expérience d’anorexique et Rien ne s’oppose à la nuit, celui qui précède D’après une histoire vraie, évoquait le suicide de sa mère. Les autres (No et Moi et Les Heures souterraines, en particulier) se situaient du côté de la fiction. Une tension dont, au demeurant, D’après une histoire vraie traite directement au travers des interrogations de Delphine, d’une part, et, d’autre part et surtout, des échanges qu’elle a avec L.
On s’interrogera aussi forcément sur l’identité de L., le choix de cette initiale n’étant pas anodin. Il permet, en effet, de subtiles variations avec le pronom féminin de la troisième personne. L., selon les cas, se confond ou ne se confond pas avec elle, ce qui provoque incertitudes et glissements. Toutes les hypothèses sont envisageables et une large marge de liberté est laissée au lecteur sur ce point. En tout cas, plus le roman avance, plus le récit se resserre sur le seul couple Delphine / L.. Ce qu’il raconte, c’est bien l’histoire d’une relation étrange, d’une emprise progressive, qui pousse Delphine au bout d’elle-même et l’on évoquera forcément cette référence faite au philosophe Gilles Deleuze :
Si tu ne saisis pas le petit grain de folie chez quelqu’un, tu ne peux pas l’aimer. Si tu ne saisis pas son point de démence, tu passes à côté. Le point de démence de quelqu’un, c’est la source de son charme.
Et la narratrice d’ajouter un peu plus loin :
Peut-être est-ce d’ailleurs cela, une rencontre, qu’elle soit amoureuse ou amicale, deux démences qui se reconnaissent et se captivent.
Ce qui rend troublant le texte, ce sont tous ces indices qui tendent à rapprocher étroitement les deux protagonistes, jusqu’à cet astérisque final après le mot FIN dont on sait que c’est la signature secrète de L. lorsqu’elle achève ses écrits personnels. Dans le même esprit, il est étrange que l’existence même de L. ne soit attestée que par la seule Delphine, puisque, malgré l’étroitesse des liens qui unissent les deux femmes, aucun des proches de Delphine ne la rencontre au cours de ces deux années. On joue sur le fantastique et le thème du double. Ainsi l’épisode de l’échange des identités pour la rencontre au lycée de Tours apparaît particulièrement troublant :
Je veux bien croire que cela paraît complètement fou, mais j’ai accepté.
On aboutit même à une forme de vampirisation :
Quand je l’observais, il me semblait parfois me voir moi, ou plutôt un double de moi-même, réinventé, plus fort, plus puissant, chargé d’électricité positive.
Et bientôt il ne resterait de moi qu’une peau morte, desséchée, une enveloppe vide.
La littérature, par ailleurs, est au cœur de l’œuvre, la bibliothèque de Delphine constituant un point central de l’intrigue. On signalera, à ce propos, ces deux étranges passages dans lesquels des titres de romans (ceux qui figurent justement dans la bibliothèque de Delphine) sont mis bout à bout, créant, à la lecture, un sentiment de vertige. Travail de réécriture, hommage, D’après une histoire vraie dit l’attachement passionné de son auteur à l’écriture. Il y a, bien sûr, la référence essentielle à Stephen King (dont on peut se demander si elle est le fait de l’auteur Delphine de Vigan ou de L. qui, après avoir emprunté à d’autres textes, finit par rejouer avec Delphine le scénario horrifique de Misery). Mais il y en a bien d’autres, et, en particulier celle essentielle au terrible Sukwan Island de David Van. On ajoutera que le cinéma est aussi très présent, venant souligner comme à plaisir les points communs entre les deux personnages.
D’après une histoire vraie est donc une œuvre aux multiples facettes. On joue avec l’autobiographie dont les règles sont largement subverties (comment croire à l’existence réelle de L. ?). Comme sont subverties celles des autres genres littéraires qui sont sollicités. Fausse autobiographie, mais aussi faux polar (l’enquête sur les lettres anonymes – a-t-elle jamais été effectivement conduite ? – s’achève sur une pirouette d’auteur), faux thriller (le récit parodiant Misery n’occupe d’une part très limitée de l’ensemble et s’exonère de bien des conventions attendues en la matière), faux récit fantastique (la piste n’est que suggérée au lieu d’être pleinement exploitée). Delphine de Vigan ne cesse de brouiller les pistes, de prendre son lecteur à contre-pied. Lequel se laisse très volontiers piéger et accepte les règles étranges qui lui sont imposées. Le plaisir qu’il trouve dans le texte est à ce prix.
Commentaire écrit par Joël Lesueur