Les Impatientes Djaïli Amadou Amal
(Éditions Emmanuelle Collas 2020)
La patience est un arbre dont la racine est amère mais les fruits très doux.
Il est des Goncourt des lycéens qui font l’objet d’âpres discussions lors du jury national. Celui de 2020 fait partie de ceux qui se sont imposés avec évidence : 10 voix sur 12, une quasi-unanimité.
Les Impatientes propose trois récits à la première personne, centrés sur trois personnages féminins qui appartiennent à la communauté peule du Cameroun. Ramla puis Hindou, 17 ans l’une et l’autre, que l’on va marier contre leur gré, la première à un homme d’une cinquantaine d’années qui a déjà une épouse, la seconde à un cousin dont l’inconduite est notoire. Safira, enfin, la coépouse de Ramla, âgée de 35 ans, qui vit très mal l’arrivée d’une jeune rivale. Les deux mariages constituent le point de départ de chaque partie – ce qui permet au lecteur de découvrir le poids des contraintes familiales, le rôle joué par l’Islam et les rituels qui accompagnent la cérémonie.
Trois destins marqués donc, même si chacun d’eux a ses spécificités (celui d’Hindou étant le plus tragique), par la violence faite aux femmes et, s’agissant de Ramla et Safira, les conséquences de la polygamie.
Les Impatientes, c’est d’abord une histoire éditoriale singulière. Publié en 2017 à destination d’un public africain francophone, le texte rencontre alors un grand succès et attire l’attention d’une éditrice française, Emmanuelle Collas, qui décide, après l’avoir retravaillé avec l’autrice, de le proposer au lectorat français trois ans après la version originale. Le titre de départ Munyal ou les larmes de la patience est alors remplacé par celui que nous connaissons. Cette tension entre les deux termes (munyal, d’un côté) et son antonyme, de l’autre, dit bien le projet dans lequel s’inscrit l’œuvre et souligne l’absence de tout manichéisme dans le traitement d’une question aussi brûlante. Car la patience et la maîtrise de soi, mises en avant par la culture peule à laquelle appartiennent les protagonistes, sont bien des vertus : il s’agit par le mariage de garantir la solidité des liens qui unissent ces concessions dans lesquelles on vit selon des traditions fortement installées. Mais en face, la revendication individuelle, la volonté de choisir son époux et sa vie renvoient aussi à des droits humains fondamentaux (même dans le cadre de l’Islam) : il conviendrait donc, dans cette perspective, de se montrer impatiente.
Il est significatif, à cet égard, que chacune des trois parties débute par une référence au terme munyal dont la reprise litanique est, au demeurant, constante tout au long du texte (Patience, mes filles ! Munyal ! Telles est la seule valeur du mariage et de la vie puis Patience, mes filles ! Munyal ! Intégrez-la dans votre vie future et enfin Patience, munyal, Safira !).
La narration est à la fois éclatée (chacun des récits à la première personne a son unité propre) et d’une grande cohérence. L’ensemble s’articule autour d’une thématique commune puissante : la violence faite aux femmes dans cette société de l’extrême-nord du Cameroun (la ville de Maroua) qui pratique la polygamie. Et, par ailleurs, le récit fait par Ramla, qui couvre le mariage avec Alhadji Issa et revient sur la période qui précède, trouve son prolongement dans celui, final, de Safira qui part dudit mariage et traite des événements qui suivent autour de l’affrontement entre les deux coépouses. Une Safira dont le regard qu’elle porte sur Ramla évolue : d’une hostilité déclarée et violente (elle veut sa mort) jusqu’à une forme de solidarité fondée sur le malheur commun. La partie consacrée à Hindou a, elle, davantage d’autonomie : après son mariage avec Moubarak, Hindou perd, en effet, tout contact avec sa demi-sœur et l’on suit son destin propre jusqu’à une forme de dénouement.
Pour autant, chacune des protagonistes a sa personnalité – ce qui a d’inévitables incidences sur l’écriture qui suit au plus près chacune de ces personnalités. Ramla a eu la chance de faire des études et elle a obtenu le baccalauréat. Elle se montre plus réfléchie et plus mûre qu’Hindou dont la fragilité ne peut qu’émouvoir le lecteur. Safira, plus âgée, porte un regard plus distancié, du fait de l’expérience qu’elle a acquise au fil du temps. S’agissant d’Hindou, les situations auxquelles elle est confrontée sont d’une extrême violence : coups, viol conjugal, adultère… Et le texte qui lui est consacré s’oriente vers une lamentation douloureuse à partir de J’ai changé. Lamentation rythmée par la reprise anaphorique des on dit que qui vient traduire son éloignement progressif du monde des vivants.
Il n’en reste pas moins que la forte présence d’un vocabulaire emprunté au monde peul donne sa couleur à l’ensemble du texte. On a évoqué munyal mais il y a aussi, par exemple, le pulaaku qui désigne les coutumes auxquelles il importe de se conformer, ou le walaande qui renvoie à la période dont dispose chacune des coépouses auprès de son mari, ou encore le mot daada saaré qui correspond au rôle particulier joué par la première épouse qui a vocation à accueillir et guider par son autorité les coépouses suivantes. Ce monde peul est évidemment lié étroitement à l’Islam et à la référence constante au Coran, mais il garde, paradoxalement, des liens étroits avec les superstitions, la magie qui renvoient plutôt à l’animisme : on fait appel à des marabouts, il est question aussi des djinns (Et l’on sait que les baobabs sont les demeures des djinns.)
Et puis circule à l’arrière-plan un climat poétique qui se réfère à la puissance des forces naturelles et sert de contrepoint à toute la violence subie et exprimée :
Je cherche juste à respirer, dit Hindou. Pourquoi m’empêche-t-on de respirer ? de voir la lumière du soleil ? Pourquoi me prive-ton d’air ?
Un même besoin s’exprime chez Ramla :
Et l’air ? Sera-t-il toujours aussi pur ? Et le doux fredonnement du vent léger entre les feuilles de nimier ? Sera-t-il aussi chargé de senteurs fraîches et délicates ? Et le sable sera-t-il toujours aussi doux sous mes pieds ?
Djaïli Amadou Amal a donc touché les lycéens, comme elle a, par la suite, obtenu l’adhésion de plusieurs de ces choix Goncourt qui, dans différents pays, viennent désormais prolonger la dynamique du Goncourt. Elle l’a emporté, en effet à 7 reprises : au Royaume-Uni, par exemple, comme en Algérie, en Serbie ou encore en Grèce.
Et quoi de plus naturel que de laisser, finalement, la parole à Clémence Nominé, présidente du jury des lycéens qui, au nom de ses pairs, a justifié ainsi la désignation de la lauréate de 2020 :
Un sujet fort et important ; un texte qui dénonce sans accuser. L’écriture est simple et touchante et sonne juste sans lyrisme superflu. C’est un livre subtil qui permet d’observer la question du mariage forcé par le prisme de ce témoignage émouvant.
Commentaire écrit par Joël Lesueur