Du Domaine des murmures – Carole Martinez
(Gallimard 2011)
À toi qui écoutes, je veux raconter les événements comme je les ai vécus, sans juger la jeune fille que j’ai été.
Quelque part du côté de la Loue, rivière de Bourgogne-Franche-Comté, à la fin du XIIème siècle. Esclarmonde, quinze ans, la narratrice de ce roman à la première personne, refuse d’épouser celui que son père a choisi pour elle et qu’elle méprise. Elle dit non à l’église en présence de l’évêque et se coupe une oreille. Elle annonce qu’elle veut se vouer à Dieu et demande à être emmurée à vie dans une cellule accolée à une chapelle qui ne communiquera avec l’extérieur que par une petite ouverture (la fenestrelle) ainsi qu’un petit trou (l’hagioscope) qui lui permet de suivre les offices et ce sera aussi son tombeau. Achetant son indépendance au prix de sa liberté de mouvement. Le jour même de sa mort symbolique, alors qu’elle veut dire adieu au monde qu’elle s’apprête à quitter, elle est surprise et violée par une brute avinée.
Enfermée dans son reclusoir, elle donne naissance à un enfant, Elzéar, naissance que l’on considère comme miraculeuse. Elle pousse aussi son père à partir en croisade, aux côtés de Frédéric Barberousse.
On s’arrêtera un instant sur ce beau titre Du Domaine des murmures. Lieu imaginaire – les Murmures – qui dit tout à la fois cet écho lointain que nous percevons d’un monde disparu et dédouble le terme mur pour évoquer poétiquement le choix terrible fait par l’héroïne.
Le roman de Carole Martinez trouve ses origines dans une réalité bien attestée : celle des emmurés, le plus souvent des femmes, qui vivaient dans des cellules qui ne communiquaient avec l’extérieur que par une petite fenêtre jusqu’à la fin de leurs jours, dépendant de la charité des habitants. Réclusion volontaire qui avait, bien sûr, une portée religieuse.
À partir de ce point de départ historique, la romancière construit une intrigue qui nous fait entrer de plain-pied dans le monde médiéval et ses trait particuliers : amour courtois, recherche du salut à travers le départ en croisade, règles de la société féodale… Pour autant c’est à un lecteur d’aujourd’hui que s’adresse la narratrice qui souligne l’écart qui existe entre les deux univers :
Le monde en mon temps était poreux, pénétrable au merveilleux. Vous avez coupé les voies, réduit les fables à rien, niant ce qui vous échappait, oubliant la force des vieux récits. Vous avez étouffé la magie, le spirituel et la contemplation dans le vacarme de vos villes, et rares sont ceux qui, prenant le temps de tendre l’oreille, peuvent encore entendre le murmure des temps anciens ou le bruit du vent dans les branches.
Mais il y a surtout ici un personnage hors du commun : Esclarmonde, qui se voit dotée de pouvoirs extraordinaires, puisqu’elle parvient à bouleverser l’ordre établi : suprématie masculine et même pouvoir de la mort sur les humains. Elle reçoit surtout la capacité de voir, pendant son sommeil et à travers la présence de son fils, les principaux épisodes de la croisade qu’elle restitue par là même au lecteur.
C’était une gageure d’adopter, dans un récit, le point de vue d’une femme emmurée, qui ne peut voir du monde que ce qui lui apparaît dans le cadre réduit de sa fenestrelle. Mais ce cadre est finalement constamment habité et Esclarmonde est présente à tout ce qui l’entoure, attentive de tout son être à ce qui lui parvient de l’extérieur. Paradoxalement, c’est par son regard que nous avons accès à ce qui se passe à l’autre bout du monde, dans cet orient brûlé par le soleil où les croisés font, en particulier, le siège de Saint-Jean d’Acre. L’œil de l’héroïne est aussi celui de la romancière qui a le pouvoir de recréer un monde lointain, aujourd’hui disparu. Pouvoir des mots qui rejoint le pouvoir de l’esprit de celle qui, de par sa réclusion, acquiert le don de double vue. Métaphore lumineuse de la création littéraire.
Dès lors que les hommes ont quitté le château, la jeune épouse du seigneur, Douce, assume le pouvoir, tandis qu’Esclarmonde, elle, fait l’objet de la vénération des pèlerins :
Il me semblait parfois que les Murmures s’étaient définitivement dégagés du pouvoir des hommes et que Bérengère, Douce et moi-même tenions désormais chacune dans notre domaine, les fils du monde…
Le roman de Carole Martinez dont l’écriture, par ses archaïsmes et sa puissance poétique, nous fait percevoir les réalités d’une période a priori éloignée de nous, mais finalement pas si étrangère à des préoccupations contemporaines, nous propose un voyage exaltant dans le temps et dans l’espace. L’héroïne sait imposer sa volonté dans un univers pourtant régi par les hommes.
Commentaire écrit par Joël Lesueur