La Joueuse de go – Shan Sa
(Gallimard 2001)
La Chinoise n’aime pas le bavardage.
Elle ne me pose aucune question et me presse de commencer.
Dès son premier coup, elle impose un jeu pervers et extravagant.
Je n’ai jamais joué au go avec une femme.
Je ne me suis jamais trouvé si près de l’une d’entre elles,
si ce n’est de ma mère, de ma soeur, d’Akiko, des geishas ou des prostituées.
Le roman de Shan Sa s’inscrit dans un cadre spatio-temporel précis. Le roman s’ouvre en décembre 1936 – des références d’ordre historique permettant d’établir cette datation – et il s’achèvera à l’été 1937. Des deux narrateurs dont les voix sont utilisées en alternance, l’un (la lycéenne chinoise) réside au sud de la Mandchourie dans la ville des Mille Vents (Xin Ying) et ne quittera ce lieu que dans la dernière partie, lorsqu’elle se rend à Pékin, et l’autre passe de Tokyo (d’où il est originaire) à différentes villes de Mandchourie, avant de s’installer pour quelque temps dans la ville des Mille Vents qu’il quitte finalement pour une expédition militaire vers Pékin.
Le contexte historique est bien connu : c’est celui de la guerre sino-japonaise dans les années 30, avec, en particulier la figure de Pu Yi, connu comme le dernier Empereur, mais aussi l’affrontement entre les nationalistes autour de Chang-Kaï Chek et les communistes autour de Mao Ze Dong. Période troublée s’il en est. La seconde guerre mondiale n’est pas loin.
Si le jeu de go peut être vu comme un dérivatif, il est aussi une sorte de métaphore de ces différents affrontements guerriers et il y a entre le japon et la Chine quelque chose qui est de l’ordre du choc entre deux civilisations, chacune d’elles cherchant à affirmer sa suprématie. La Chine a pour elle l’ancienneté, alors que le Japon se considère comme la nouvelle force dominante, celle qui a fait des valeurs guerrières l’idéal commun.
Le récit est donc construit sur deux voix parallèles dont on se dit forcément qu’elles vont finir par se rejoindre. C’est la logique de la narration qui l’impose. Et c’est la place des Mille Vents qui est appelée à être le théâtre de cette rencontre entre la lycéenne chinoise de seize ans et l’officier japonais d’une vingtaine d’années. Celle place des Mille Vents qui a la particularité d’être le lieu où se déroulent des parties de jeu de go. La lycéenne chinoise, initiée par son cousin Lu en est devenue très vite une championne incontestée.
Les deux héros sont jeunes, tourmentés : ils se cherchent au moment d’entrer dans le monde adulte et ils ont des relations complexes avec leurs familles respectives. L’officier japonais a perdu très tôt son père (lors du tremblement de terre de 1923) et la lycéenne supporte mal l’autorité de ses parents, comme le modèle qu’ils incarnent. Deux personnalités très fortes, indépendantes, opposées par leurs origines (ils appartiennent à deux camps ennemis). Leur confrontation est porteuse d’une puissance dramatique dont la romancière tire parti.
La lycéenne se construit à travers tout un réseau de relations : ses amies (au premier rang desquelles se place Huong), son cousin Lu qui est amoureux d’elle, le couple d’étudiants constitué de Min et Ling (elle les rencontre le jour de l’anniversaire de ses seize ans) et l’étrange Tang (qui devient, par rapport à Min, sa rivale). Et puis, bien sûr, il y aura le face-à-face attendu avec l’officier japonais : le jeu de go devient arène et la tension ne cesse de monter au fil d’une partie qui s’étend sur plusieurs journées. Tension qui montera encore de plusieurs crans au moment du dénouement.
La Joueuse de go propose donc une construction et un système d’énonciation qui ont le mérite de ménager un équilibre entre les deux protagonistes. Le lecteur attend que se produise la rencontre entre les deux narrateurs que l’on suit séparément dans la première partie. Lorsque la rencontre attendue intervient, le jeu qui se poursuit à travers l’alternance des deux voix apporte, sur les scènes qui réunissent les deux personnages, un double point de vue et crée des effets d’écho.
Commentaire écrit par Joël Lesueur