S’adapter – Clara Dupont-Monod
(Stock 2021)
« Dira-t-on un jour l’agilité que développent ceux que la vie malmène, leur talent à trouver chaque fois un nouvel équilibre, dira-t-on les funambules que sont les éprouvés ? »
Comme Les Impatientes, l’année précédente, S’adapter a bénéficié d’une large adhésion des classes Goncourt comme du jury national. Et il serait possible d’établir, tant dans la forme que dans les thématiques abordées, des parallèles entre les deux œuvres. En se gardant bien de chercher à définir, à partir de là, un modèle type du Goncourt des lycéens. Car on n’est jamais à l’abri d’une surprise. En tout cas les jurés lycéens ont été sensibles à la générosité du propos comme à la qualité d’écriture de l’œuvre qu’ils ont couronnée.
Trois parties pour quatre protagonistes
S’adapter s’attache d’abord à une fratrie. Il y a l’aîné et la cadette qui voient arriver, alors que le premier est âgé de neuf ans, l’enfant. Et puis, après la mort de l’enfant, qui aura survécu jusqu’à ses dix ans, alors que son espérance de vie était a priori de quatre ans, viendra le dernier. Quatre personnages qui seront toujours ainsi désignés et dont on ne connaîtra donc jamais le prénom. Une manière de donner une dimension plus universelle à cette histoire ?
« Un blessé, une frondeuse, un inadapté et un sorcier. Joli travail. », soulignera la mère.
Pour des raisons que l’on comprend, l’enfant né lourdement handicapé, à la différence des trois autres, n’offre jamais son point de vue. Quant aux parents, s’ils sont bien présents, ils restent à l’arrière-plan : un choix d’auteur.
Chacune des trois parties a son autonomie (trois récits distincts, sans continuité chronologique entre eux) mais bien sûr des relations étroites sont établies entre elles, parce que les liens sont très forts au sein de cette fratrie. Des liens tissés autour de l’enfant et de son handicap (même si le terme est d’emblée récusé au profit de celui d’inadapté). Ce handicap, très lourd, provoque une sorte d’isolement de la fratrie par rapport au regard des autres mais crée parallèlement des solidarités très fortes autour de l’enfant, en dépit des différences marquées dans les réactions de chacun face à la situation (particulièrement entre l’aîné et la cadette).
Les échos sont ainsi nombreux entre les deux premières parties (croisement des points de vue sur une même scène : l’enfant porté maladroitement par la cadette, l’enterrement…). Ou entre les deuxième et troisième parties : dialogue entre la cadette et sa grand-mère sur la nature très semblable au dialogue entre le dernier et son père autour des outils. Et puis il y a ces photos qui gardent trace et sont évoquées dans les trois parties. Ainsi celle accrochée au mur de la chambre des parents et qui fascine le dernier.
« Nous, les pierres rousses de la cour, qui faisons ce récit… »
Un des éléments de singularité du texte, c’est, bien évidemment, le choix du narrateur. Un narrateur collectif et inattendu puisqu’il s’agit des pierres de la cour de la maison où vit la famille de l’enfant. Il y aurait beaucoup à dire sur ce choix et les effets qu’il permet.
Disons, en tout cas, qu’il donne son unité de ton à l’ensemble.
Et d’abord une unité de lieu. Tout ce qui se passe en dehors de la maison proprement dite ne pourra être raconté que d’une manière lointaine, allusive. Par exemple ce qui a trait à la vie de l’enfant dans l’institution catholique (alors que les protagonistes sont protestants…) où il est accueilli pendant les dernières années de sa vie à des centaines de kilomètres de son lieu de naissance. Mais aussi ce qui concerne l’aîné et la cadette devenus adultes et installés ailleurs (au Portugal pour la cadette).
Unité de ton, disions-nous. Pas d’épanchement indiscret, pas de pathos (ce n’est pas possible pour des pierres !). Une mise à distance des événements, une hauteur de vue qui finalement touche bien davantage le lecteur. « Personne ne sait ce paradoxe, que les pierres rendent les hommes moins durs. » N’oublions pas que le schiste cévenol a aussi ses particularités. Faire parler des pierres c’est, par ailleurs, introduire une dimension de merveilleux. Un merveilleux que Clara Dupont-Monod, dont on connaît l’attachement pour l’univers médiéval, sollicite dès la première phrase, qui n’est pas sans rappeler la formule initiale du conte : « Un jour, dans une famille, est né un enfant inadapté. ». On ne sait d’ailleurs pas bien qui est le sorcier, le terme étant appliqué successivement à la montagne, à l’enfant et, enfin, au dernier. Pour autant la réalité n’est en rien édulcorée et les difficultés de la situation sont directement montrées : regard des autres sur le handicap, procédures administratives, souffrance de la famille…
Omniscience, enfin, de ce narrateur qui est même capable d’anticiper sur les événements (« Et pourtant cela se produirait. »). Le lecteur sait qu’il ne ratera rien d’essentiel, qu’il accédera au fond des choses comme des pensées de chacun (« de vieilles gardiennes comme nous savent reconnaître les tensions souterraines »). La narration gardant une souplesse remarquable avec ce jeu entre discours (les interventions régulières mais discrètes des pierres) et récit et un emploi des temps – entre passé simple, imparfait et passages au présent – toujours expressif.
« les gens sont d’abord nés d’un lieu »
Le décor, ici celui des Cévennes, a un rôle essentiel. Des Cévennes, on l’a dit, marquées par le protestantisme et un état d’esprit résumé par cette formule « loyauté, endurance et pudeur ».
Le paysage est dominé par une montagne rude et omniprésente que l’on parcourt sur d’étroits sentiers (« Ils marchaient sur la draille l’un derrière l’autre, de sorte qu’ils ne pouvaient pas se voir. »). Une montagne à la fois terrifiante et attirante (« la montagne est sorcière ou princesse médiévale, ogre doux, dieu antique ou bête méchante »). Et puis il y a la rivière dans laquelle aime se plonger la cadette. Les arbres, enfin, avec ce vieux cèdre symboliquement accroché à son rocher (« Celui-là, il a envie de vivre »).
Une nature soumise aux météores et qui peut à tout moment se déchaîner (« Lorsque le vent devenait tigre fou… »). Ce n’est pas pour rien que la scène finale se déroule sous un orage d’une extrême violence, pendant les vacances de Pâques (« un orage fracassa la montagne. Le tonnerre fit résonner ses tambours dans un ciel sombre, zébré d’éclairs. »).
Ambivalence donc d’une nature qui peut sembler parfois indifférente à l’agitation des hommes et à leurs souffrances. Pour autant, chacun des membres de la fratrie entretient un lien étroit avec cette nature. Ainsi, par exemple, pour le dernier : « Le dernier respectait infiniment la nature. ». Et l’on évoque, à son propos, son « acceptation entière de la montagne ».
Les sensations sont fréquemment mobilisées (on sait que l’enfant, lui, était privé de la vue, ce que révèle la scène fondatrice de l’orange), avec la présence récurrente de synesthésies. On pense inévitablement à Baudelaire et ses Correspondances : « La Nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles… ». On parle ici, d’ailleurs, des « correspondances secrètes de la nature ».
S’adapter
S’il y a une leçon à tirer d’une œuvre aussi riche et ouverte, elle pourrait se trouver dans ce verbe qui tient lieu de titre. Et tout au long, on peut repérer de très nombreuses variations sur ce verbe et ses dérivés, avec des visées à la fois variées et complémentaires.
S’il est vrai que l’enfant est dit inadapté, on note un renversement significatif de l’idée : « inadapté, peut-être, mais qui donc avait le pouvoir d’enrichir autant ? » ou encore : « Tant d’impact pour quelqu’un d’inadapté… C’est toi le sorcier. ». Car c’est bien finalement cet enfant qui permet à chacun des trois autres membres de la fratrie (même le dernier qui ne l’aura jamais connu) de se révéler pleinement. Chacun doit s’adapter, de façon plus ou moins douloureuse. Ainsi pour l’aîné : « Face à l‘épreuve, il s’adaptait. ». Ou pour la cadette : « Il fallait s’adapter comme on épouse les contours d’une guerre. ».
Le roman de Clara Dupont-Monod dont on sait qu’il renvoie à des sources autobiographiques a le grand mérite de rassembler des lectorats très variés – ce dont témoigne sa réception également favorable par la critique savante et par les lycéens. Il autorise différents niveaux de lecture et l’on ne peut que s’en féliciter. C’est un tour de force d’avoir traité d’un tel sujet avec autant de puissance et de retenue. Clara Dupont-Monod démontre, en tout cas, qu’on ne fait pas nécessairement de la mauvaise littérature avec de bons sentiments et que l’on peut faire l’éloge de la gentillesse sans sombrer dans la mièvrerie. Et l’on terminera sur cette remarque de l’aîné qui clôt de la plus belle des façons la deuxième partie :
« Mais non, regarde. Même mort, il nous relie. »
Commentaire écrit par Joël Lesueur