Le Maître des paons – Jean-Pierre Milovanoff
(Julliard 1997)
Je crois qu’il y a des heures dans la vie où il faut savoir opposer à tout ce qui arrive le murmure d’une musique.
Sacha Malinoff, le narrateur, a atteint la cinquantaine et souffre d’une demi-cécité lorsqu’il dicte son récit entre décembre 1996 et mai 1997. Les événements rapportés correspondent, eux, à différentes périodes : 1963 (Sacha a 18 ans) pour la première partie, la deuxième moitié du XIXème siècle et la première moitié du XXème siècle pour la deuxième partie dans laquelle le narrateur rapporte des faits dont il n’a pas été témoin, les années qui mènent à 1971 résumées en quelques pages et 3 mois de l’année 1971 pour la troisième partie, 1995 ou 1996 enfin pour l’épilogue. En dehors de la deuxième partie donc la narration se resserre sur des durées limitées – ce qui crée un effet de dramatisation. Le point de départ étant la rencontre à la faculté de Montpellier entre le narrateur et Cynthia – tous deux du même âge et tous deux étudiants en archéologie : une scène de première vue qui joue sur plusieurs registres, dans la mesure où l’émotion du coup de foudre (celui du seul narrateur) est perturbée par des notations comiques (la scène de l’amphithéâtre et surtout la recherche par Cynthia et le narrateur accroupis de la lentille de contact que celle-ci a perdue : la myopie joue un rôle significatif, on s’en apercevra largement par la suite).
En contrepoint du couple Sacha Cynthia, deux autres personnages interviennent, par la suite, dans le décor du mas des paons : Ugo, le frère jumeau de Cynthia et Nino, leur père, qui consacre sa vie à la représentation d’un sujet exclusif : les paons – ce qui explique le titre du roman. L’intrigue se développe, à partir de là, sur deux plans : celui des sentiments (autour, plus particulièrement du thème de la perte qui réunit Sacha, repoussée par Cynthia, et Nino qui ne s’est jamais remis de la mort de son père) et celui de l’art, le maître des paons jouant, d’une certaine manière le rôle d’un mentor pour l’écrivain à venir qu’est Sacha.
On ajoutera que les paons sont, tout à la fois, des êtres de beauté, par leur plumage, et des figures de la mort, par les cris qu’ils poussent. Dualité qui prend sens tout au long du texte.
Le Maître des paons se présente comme une réflexion désabusée sur la vie (la recherche d’un paradis définitivement perdu) et les relations entre les êtres. Il y a aussi quelque chose de tragique dans ce lien qui unit les trois générations de la famille Salomon (Salem qui perd un bras lors de la première guerre mondiale, Nino son fils et les deux jumeaux) : Il faut que d’autres âmes dans le temps prennent le relais et remboursent le prêt ancien jusqu’à la dernière souffrance. Réflexion sur l’art aussi dans cette volonté du peintre qui semble un brin dérisoire de fixer ce qui fait la beauté par nature insaisissable du plumage des paons. Tentative qui vaut aussi pour l’écrivain :
J’aimerais trouver comme lui un détail dans l’univers, un miroitement nul et somptueux que je répéterais à l’envi, pour moi tout seul, jusqu’à la fin des temps.
Le roman de Milovanoff, servi par une construction très rigoureuse et signifiante en matière de chronologie, met donc en scène des personnages forts et aborde, sans apporter de réponses simplistes et définitives, des questions majeures.
Commentaire écrit par Joël Lesueur