Le Testament français – Andreï Makhine
(Gallimard 1995)
La France n’était plus pour moi un simple cabinet de curiosités, mais un être sensible et dense dont une parcelle avait été un jour greffée en moi.
Le texte de Makhine, qui semble afficher une visée autobiographique, s’organise tout entier autour du dialogue entre le narrateur (enfant de dix ans au début du récit) et le personnage de Charlotte, grand-mère du narrateur. Celle-ci présente la particularité d’être d’origine française, puisque née à Neuilly-sur-Seine de deux parents français, son père ayant choisi d’exercer la médecine en Sibérie où il est mort et a été enterré. En fait, cette prétendue grand-mère est la transposition romanesque d’un personnage réel : Charlotte Lemonnier, laquelle s’est occupée de Makine lorsqu’il était petit enfant et lui a appris le français. Et, tardivement, au sein du texte (p. 262 dans l’édition Folio), on découvre un prénom (Aliocha) qui donne une identité distincte de l’auteur au narrateur personnage. Roman autobiographique donc plutôt qu’autobiographie.
Charlotte donne accès à la langue française qu’elle pratique et à cet esprit dont elle est la représentante. En même temps qu’elle dit son attachement à sa terre d’adoption, à ces espaces infinis qui la caractérisent : Ce pays est trop grand pour qu’ils puissent le vaincre. Le silence de cette plaine infinie résistera à leurs bombes, pense-t-elle quand elle s’enfuit avec ses enfants au début de la seconde guerre mondiale.
Figuration, peut-être de ce lien particulier qui unit les deux peuples :
Pourquoi détestons-nous à ce point les Allemands, en nous souvenant autant de l’agression teutonne d’il y a sept siècles, sous Alexandre Nevski, que de le dernière guerre ? Pourquoi ne pouvons-nous jamais oublier les exactions des envahisseurs polonais et suédois vieilles de trois siècles et demi ? Sans parler des Tatars… Et pourquoi le souvenir de la terrible catastrophe de 1812 n’a-t-il pas entaché la réputation des Français dans les têtes russes ?
Déchirement aussi pour le narrateur, partagé entre deux visions du monde (Je trouvais en elle l’Occident personnifié, cet Occident rationnel et froid contre lequel les Russes gardent une rancune inguérissable.), deux identités, russe et française, traduites à travers deux langues (la langue maternelle et la langue grand-maternelle) dont il aspire à dépasser l’opposition.
Une série d’objets servent, au sein du récit, de déclencheurs à la mémoire. Des photographies, au départ, puis une valise ramenée de Sibérie et pleine de coupures de presse en lien avec la France.
Inondation de Paris à l’hiver 1910 (l’Atlantide), visite parisienne du tsar Nicolas II et de son épouse Alexandra en octobre 1896, révolution communiste, purges staliniennes, seconde guerre mondiale : petite et grande histoire se côtoient au fil du surgissement des souvenirs selon une logique essentiellement affective (le pointillé des récits impressionnistes de Charlotte). On passe aussi du comique à la pire horreur (celle, par exemple, des corps mutilés pendant la seconde guerre qui font écho à ceux de la grande guerre, soignés à Neuilly, la ville natale).
Ce travail de la mémoire et cette attention portée par l’auteur aux récits de Charlotte conduisent à une réflexion sur les mots et leur usage dans les conversations quotidiennes en opposition avec la puissance qui est la leur dans ce temps retrouvé qu’est la création poétique – expérience qui, inévitablement, fait penser à la réflexion proustienne. Proust qui est, au demeurant, évoqué au travers des apparitions au sein du récit (on l’y voit commander chez Weber une grappe de raisin et un verre d’eau ou jouer au tennis) ou par la première épigraphe précédant l’œuvre.
Le Testament français épouse donc le passage de l’enfance à l’adolescence puis à l’âge adulte, dans une chronologie très large. Éducation sentimentale, apprentissage de l’écriture à travers l’hésitation entre deux langues et ce que cette hésitation révèle sur l’existence d’une autre langue qui permet d’atteindre des réalités plus profondes.
L’ouvrage, lors de sa publication, fut couronné – cas unique – par le Goncourt, le Goncourt des lycéens et le Médicis et suscita un écho assez exceptionnel auprès des lecteurs. Plus de vingt ans après, il garde un pouvoir émotionnel évident par l’expérience originale qu’il restitue.
Commentaire écrit par Joël Lesueur