Les Filles du Calvaire – Pierre Combescot
(Grasset 1991)
Avec ses guêtres, sa canne en bois d’amourette, ses cheveux finement argentés qu’il gominait avec soin, sa taille encore bien prise, un séducteur des années trente.
Pas étonnant donc qu’il fût devenu, de la Bastille à la République, le tombeur des rombières.
On le connaissait aussi dans le quartier sous le nom de Chipolata.
C’était son nom d’artiste.
Une intrigue à tiroirs et à rebondissements multiples dans laquelle on se perd avec délectation. Vouloir en rendre compte en quelques phrases est une entreprise vouée à l’échec, d’autant que le récit bouscule allégrement la chronologie.
Alors, tenons-nous en à quelques points de repère. Le personnage principal, Maud (Boulafière), identité d’emprunt puisqu’elle est née Rachel Aboulafia, tient, lorsque débute le roman (dans les années 70 : le vendredi saint, cette année-là, tomba un vendredi 13), un café-tabac, les Trapézistes, aux Filles du Calvaire (XIème arrondissement de Paris), tout près du Cirque d’hiver. Tunisienne, elle est née en 1920 à la Goulette, port cosmopolite de Tunis. Autour d’elle gravitent bien des personnages. Un clown, Dino Scanabelli, dont la fille Yvonne, l’écuyère Blanchefleur, disparaît mystérieusement à 15 ans sans laisser de traces. Une mercière, la Robichou, veuve d’Amédée, mort écrasé par un autobus (mais on n’en est pas très sûr…), elle-même née en 1918 de Raymond et Henriette Chouin. Ledit Raymond avait épousé Henriette pendant la première guerre pour bénéficier de permissions au cours desquelles il rejoignait une belle juive rousse à Marseille. Il y a aussi le serveur du Bistrot Dédé Florelle, un commissaire de police, surnommé le Chinois. Et puis la bande aux Poignardeurs (On les avait surnommés ainsi car ils avaient la rallonge rapide quand on les chauffait de trop près.), un académicien ancien collabo et même une femme-tronc qu’on pose aimablement sur le billard du bistrot… Bien d’autres encore dont on a un peu de peine à saisir les liens qu’ils entretiennent entre eux. Mais patience, tout s’éclairera peu à peu et le lecteur ira de surprise en surprise en découvrant à quel point le monde est petit finalement.
Concernant les événements rapportés, on part de ce qui est, en fait, le point final : l’arrestation par la Mondaine de Maud un vendredi 13 qui est aussi le vendredi saint (dans les années 70). Et puis différents fils se proposent. On trouve ainsi la correspondance qui lie Madame Maud, adepte des bas de soie couleur gazelle, et la Robichou, la mercière. En parallèle on s’intéresse aux sombres histoires qui ont trait au Cirque d’hiver. Deux vastes retours en arrière (les deuxième et troisième parties) viennent interrompre les récits ainsi engagés et donnent toute son épaisseur au personnage de Madame Maud. Le premier se situe en Tunisie (on va du début du siècle jusqu’à la veille de la deuxième guerre mondiale) et évoque ses origines : on découvre sa mère Léa, sa sœur jumelle Rebecca et surtout sa grand-mère Emma, sorte de double de Rachel (ou Maud). Le second évoque une époque que les livres d’Histoire s’accordent généralement à nommer l’ « Occupation », alors qu’elle ne fut, peut-être, que celle de la « Joyeuse Collaboration ». Enfin on a (en parallèle à la première partie) la rue des Martyrs (Montmartre) et la boucherie du Bœuf couronné, mais aussi le bar de l’Olympic et la curieuse pension Emma : c’est dans ce cadre que tout se dénoue.Tout cela constituant un gigantesque puzzle dont les pièces se joignent peu à peu.
Pierre Combescot n’est pas pour rien un des rédacteurs du Canard enchaîné, spécialisé dans le domaine de la danse et de l’opéra (sous le pseudonyme de Luc Décygnes). Cela nous vaut des passages savoureux autour de Parsifal et, singulièrement, du personnage de Kundry ou encore un épisode décisif où il est question de Samson et Dalila de Saint-Saëns et puis, couronnement de ces références à l’art lyrique, une représentation de rue extravagante de Carmen.
Il faut, bien sûr, accepter de perdre parfois le fil d’une histoire échevelée (la chevelure rousse servant finalement de lien secret…), de s’y perdre dans tous ses méandres. Mais finir par retrouver la cohérence d’ensemble est un tel plaisir de lecture que l’on n’en voudra pas trop à l’auteur de nous avoir entraîné dans un tel labyrinthe. Cela tient du roman-feuilleton à la Eugène Sue avec un arrière-plan historique dont on mesure la gravité : c’est le Paris de l’Occupation que fait vivre l’épisode central et l’on y trouve une description sans concession d’une certaine vie parisienne, tandis que les Juifs sont obligés de porter l’étoile jaune puis sont déportés dans les camps. Rachel, la Juive, qui a changé de nom reste profondément marquée par son identité et ce n’est pas pour rien que la figure de Lilith est très régulièrement évoquée. Ce qui n’est pas sans donner une dimension tragique à cette épopée marquée par le registre héroï-comique.
Et puis Les Filles du calvaire, c’est une langue inimitable qui puise largement dans la puissance évocatrice d’un argot revisité. Les trouvailles sont innombrables : devinez, par exemple, ce que peut signifier pisser de l’œil ou, plus délicat, se choper une rubéole au palpitant. 500 pages d’inventions verbales vraiment très réjouissantes : à savourer sans la moindre modération.
Commentaire écrit par Joël Lesueur