Triste TigreNeige Sinno

(P.O.L. 2023)

« Le prix Goncourt des lycéens 2023 a été attribué à Neige Sinno pour son roman Triste tigre publié aux éditions P.O.L., pour ses qualités littéraires et sa forme audacieuse pour aborder un sujet sensible. »

C’est en ces termes qu’a été proclamé le Goncourt des lycéens 2023. Un choix fondé donc sur trois idées essentielles : un « sujet sensible », des « qualités littéraires » et une « forme audacieuse ». Notons, au passage, que c’est la première fois (en 36 éditions) que P.O.L. reçoit ce prix.

Portrait de mon violeur

Triste tigre, un titre qui claque et offre de multiples acceptions pour dessiner le portrait du violeur.

La prédation, d’abord, celle, bien sûr, qu’exerce sur Neige son beau-père, parce que, le texte le dit bien, il est question de pouvoir, de domination, plus encore que de sexualité.

Mais le tigre représente habituellement aussi la noblesse sauvage, une puissance fascinante que vient, en une sorte d’oxymore, récuser l’épithète associée. « Triste tigre », un peu comme on dit « triste sire »… Et le tigre en perd immédiatement de sa superbe :

« c’était peut-être simplement un pauvre type qui avait le don de la manipulation… Il était sans doute les deux personnages à la fois, un titan et un minable. »

L’on peut penser aussi, à propos du tigre qui constitue une image récurrente dans l’œuvre, au poème célèbre de William Blake (William Blake dont il est question à plusieurs reprises dans la dernière partie du texte) :

Tyger, tyger, burning bright

In the forests of the night

« Un sujet sensible »

 Neige a un « prénom de conte de Grimm ». Elle a 6 ans lorsque sa mère, séparée de Sammy, son père, s’installe avec un nouveau compagnon dont elle est tombée amoureuse et rien, au départ, ne semble annoncer ce qui va suivre.

Alors que Neige a 7 ans, débutent des attouchements venant de ce beau-père qui avait, au départ, toutes les apparences d’un prince charmant (celui qui guide dans la montagne des groupes de touristes et jouit par là d’une aura particulière). Agressions sexuelles, viols se poursuivront pendant des années. Jusqu’à ses 17 ans, peut-être, mais un certain flou préside sur la question de la durée exacte des abus sexuels, flou lié, en particulier, aux contraintes de la procédure judiciaire.
Un voyage au pays de l’horreur, en compagnie d’« un pervers narcissique avec des tendances sadiques », « un titan et un minable », un « monstre » assurément. Histoire d’une emprise qui aboutira, des années après les faits, à un dépôt de plainte et, après des aveux qui ne laissent aucun doute sur la réalité des faits, à une condamnation aux Assises à 9 ans de prison.

Neige a 44 ans lorsqu’elle engage, difficilement, le processus d’écriture. Sans croire « à l’écriture comme thérapie ». Cette distance (de l’ordre de 30 ans) entre les faits et le passage à l’écriture constitue un élément déterminant du récit : il ne s’agit pas d’un témoignage à chaud, d’une œuvre de circonstance, mais bien du résultat d’une très lente maturation. Preuve qu’on ne peut jamais se remettre complètement d’une telle épreuve :

« Je ressentais cela à l’époque et je le ressens aujourd’hui quand j’essaie de mettre ces souvenirs sur du papier. Tout ce qui a trait au viol se passe dans une dimension à part, une dimension bizarre… »

Disons aussi – ce qui change tout par rapport à des témoignages sur de tels sujets, si respectables et importants soient-ils – qu’elle est d’abord écrivaine et qu’elle a ensuite choisi de témoigner. Le texte, au demeurant, ne cesse de s’interroger sur le sens de cette entreprise (« Raisons que j’ai de ne pas écrire ce livre »). Récusant l’essentiel des idées reçues en la matière : pas de victimisation, et surtout pas d’alchimie transformant la boue en or… Pas non plus de visée thérapeutique. Mais plus simplement :

« J’ai besoin pour me reconstruire de savoir ce qui a eu lieu et ce qui n’a pas eu lieu »

 Des « qualités littéraires » et une « forme audacieuse »

 Les choses sont dites, des détails sont donnés sur les pratiques sexuelles, la fellation ou la sodomie, en particulier. Cela a pu heurter certains (jusqu’à inviter à la censure) : comme s’il fallait euphémiser la réalité subie. Rien de complaisant, en fait, et les adresses au lecteur visent à interdire un certain type de lecture :

« Ami lecteur, amie lectrice, ma semblable, ma sœur… Ne prends pas ce texte dans son ensemble pour une confession… Mon espace à moi n’est pas dans ces lignes, il n’existe qu’au-dedans. »

Des questions d’ordre moral sont abordées : celle du mal, très largement. Les références, à cet égard, à L’Adversaire d’Emmanuel Carrère sont essentielles.

D’ordre esthétique aussi : le rôle du point de vue (à travers des parallèles avec Lolita de Nabokov et l’on fait un sort aux lectures erronées de cette œuvre ô combien emblématique), le réel et la fiction (« La fiction est ce qui m’intéresse le plus au monde depuis toujours », « Ce qui est bien avec la non-fiction c’est qu’on peut faire fi de la vraisemblance »). Des questions donc qui, au plan strictement littéraire sont déterminantes. Neige Sinno tient, en tout cas, à ne pas « entrer dans le pathos insupportable de la souffrance directe ».

Tout cela s’inscrivant dans une forme morcelée, marquée par des titres, certains décalés voire sarcastiques (« Ma vie comme mélodrame américain »). Un ton sarcastique que l’on retrouve, au demeurant, à de nombreuses reprises : « Revoilà le petit ton bravache qui émerge de temps en temps. Comme si c’était la faute du lecteur tout ça, le fait que j’écrive ce livre. ».

Au lieu de proposer un récit des événements qui suivrait la chronologie des faits (ce qu’on attend d’un témoignage), Neige Sinno rend compte du surgissement même des traces qu’elle porte en elle de la violence subie, dès lors qu’elle engage, trente ans après, une démarche d’écriture, une sorte d’enquête intime. L’ensemble étant structuré en deux chapitres : « portraits », d’une part, et « fantômes », d’autre part, ce deuxième chapitre marquant une sorte de mise à distance réflexive et faisant dominer le mode de l’analyse, telle qu’elle se présente aujourd’hui.

 Une œuvre à part donc. Qui provoque, interroge. Et traite de manière éminemment personnelle et en des termes proprement littéraires un sujet pourtant largement abordé. On en sort ébranlé. « Damaged for life ». 

Une œuvre aussi qui a marqué la rentrée et a été très largement saluée. Qu’elle ait obtenu le Goncourt des lycéens témoigne de l’écho qu’elle a rencontré auprès de jeunes lecteurs, sensibles aux questions de société.

 

Commentaire écrit par Joël Lesueur